L’ANALYSE COMPARÉE D’OEUVRE.
Brunelleschi et Ghiberti, Le sacrifice d’Abraham (ou d’Isaac),

bas-reliefs de bronze pour le concours organisé en 1401-1402 par l’Arte di Calimala de Florence pour désigner le décorateur de la “porte” Nord de Baptistère Saint-Jean.
Florence, musée du Bargello

LE CONTEXTE

Il s’agit d’un concours, suggérant des données dont il faut se souvenir :

1. les “figures imposées” explicites du concours :
- le sujet et son iconographie (Le sacrifice d’Abraham que le vainqueur n’aura pas à traiter dans la “porte” à réaliser, consacrée au Nouveau Testament, mais qui doit être en rapport avec les commanditaires “des arts de la laine”);
- la technique (sculpture en bas-relief de bronze);
- les dimensions (53 x 45 cm.);
- le format (losange quadilobé “traditionnel”, instauré par Andrea Pisano pour la “porte” sud en 1330-1336);

2. les ouvrages conservés de Brunelleschi et de Ghiberti permettent de cerner mieux encore le cahier des charges :
*les personnages (Abraham, Isaac, l’ange, deux serviteurs);
*le cadre “naturel” (la montagne, l’autel, l’âne, le mouton, peut-être un arbre);

Dès l’abord, une différence paraît imputable aux artistes :

sur l’autel, un motif de rinceau “antiquisant” chez Ghiberti;
chez Brunelleschi, l’Annonciation, dont Le sacrifice d’Abraham est un “antétype” (sujet de l’Ancien Testament considéré comme présageant un épisode du Nouveau Testament, mode de pensée religieux particulièrement développé au Moyen-Âge mais qui perdure bien au-delà).

3. des éléments de contexte implicites, notamment :
- la mise en concurrence de talents diversifiés fait appel à la personnalité des artistes et implique une dimension politique; ce qui suppose le souci de mise en valeur de la Guilde des marchands de laines de Florence (qui souhaite enrichir le patrimoine de la ville et témoigner de sa vitalité artistique) et des capacités (techniques et expressives) des artistes;
- nous sommes en 1401-1402, à Florence, foyer culturel italien, toscan, au coeur du renouveau humaniste dans un contexte occidental général marqué par le “Gothique international”, premier courant stylistique concernant toute l’Europe;
- le résultat du concours est connu, notamment par la conservation des deux projets retenus (il y avait d’autres participants), même si Brunelleschi s’est finalement retiré.

Ces points doivent nourrir la réflexion finale, au moment de prendre du recul à partir de l’analyse, autrement dit la conclusion.

2. ANALYSE FORMELLE


Remarques préliminaires.
1. Il y a une spécificité de la couleur et de la lumière en matière de sculpture, notamment de bronze; ici, il est doré, ce qui en limite fortement la portée; les ombres sont la conséquence du degré dans le relief et du traitement de la surface, en rapport avec la lumière ambiante (en conséquence, les ombres et lumières des reproductions de ces oeuvres doivent être perçues avec les précautions d’usage...).
2. Le format propose un “cadre” et des incitations linéaires, formelles auquel l’artiste doit réagir : ici, losange, avec diagonales, et lobes, lignes droites et courbes, pointues et rondes.

A. LE PROJET DE GHIBERTI.


1. LECTURE DU THÈME.

Abraham lève le bras, suspendu, pour porter le coup mais l’ange arrive et propose l’échange.

2. LA COMPOSITION.


- Elle s’articule autour de la roche diagonale, plus ou moins courbe, qui sépare l’action principale de la péripétie des deux domestiques auprès de l’âne.
- Elle comprend un réseau de verticales (essentiellement les hommes) permettant de faire émerger un carré rassemblant les formes, en décalage de 45° avec le losange.

==> Le tout suggère une lecture latérale de l’oeuvre, scandée par ses verticales, se resserrant d’une part sur le torse d’Isaac, aboutissant en oblique, de l’autre, à l’ange.

3. LE TRAITEMENT DES FORMES .

- Il confirme la différenciation entre la partie “péripétie” fouillée (les domestiques se distinguent difficilement de la roche) et la scène principale, au plus fort relief et se détachant sur un fond de ciel “clair”.

Ce parcours trouve son point d’orgue dans le torse nu “à l’antique”, lisse, fièrement présenté par Isaac et est scandé par un ensemble de poses calmes, solennelles ou élégantes.
- Giberti associe références à l’antique (torse, drapés, “contrapposto”...) et détails pittoresques (le lézard, roche déchiquetée plus ou moins héritée de Giotto, ornements ciselés...).
- Il faut souligner la grande maîtrise de la technique ayant permis la réalisation de la fonte en un seul bloc (à quelques détails près, dont Isaac).


==> Une technique en rapport avec l’approche, décomposant l’histoire, narrative, confiant au métier, à la maîtrise manuelle, la mise en évidence des points importants.

4. INTERPRÉTATION CONCLUSIVE.

- Ghiberti, jeune orfèvre virtuose, propose de montrer le sacrifice d’Isaac sans heurt, déjà joué : le ton est solennel, Isaac montre fièrement son torse et ne paraît pas vouloir fuir; aussi terrible que soit la demande de Dieu, les protagonistes montrent leur confiance aveugle à son égard.
- Le parcours proposé, sans inquiétude, peut déployer des éléments référencés ou pittoresques recherchés notamment par le public humaniste, partisan d’un retour à l’Antique et de la consultation de la nature.

Ghiberti tire cette aspiration vers l’affirmation du détail élégant, raffiné, très travaillé et déploie l’aspect narratif du thème, selon le goût qui marque depuis plus d’un siècle le Gothique International.

B. LE PROJET DE BRUNELLESCHI.


1. LECTURE DU THÈME.

Abraham a saisi le cou de son fils, qui se débat (son corps se détourne) mais l’ange surgit pour proposer l’échange et arrêter le bras du père.

2. LA COMPOSITION.


- Elle s’articule autour de l’autel central en un triangle :
Abraham en forme le montant droit,

le sol qui le porte et le dos de l’âne, la base,
et l’alignement des têtes du serviteur à gauche, du mouton et d’Isaac, le montant gauche.
De ses angles inférieurs droit partent deux obliques (patte inférieure gauche de l’âne, inclinaison du domestique de droite) d’un autre triangle dont la pointe s’intègre à l’angle inférieur du losange.

- Elle installe par des horizontales des registres superposés
l’âne et les domestiques,
l’autel, le mouton et la bordure du vêtement d’Abraham,
le bras gauche de l’ange et le drapé envolé derrière Abraham.
De discrètes verticales latérales (bras droit de l’ange, arbre et roche à droite) dessinent un rectangle en toile de fond.

==> Le tout suggère une lecture centrée de l’oeuvre, à registres, suivant un point de vue haut dépassant la “péripétie” pour atteindre l’épisode principal.
L’important tissu géométrique, jeu de lignes sans profondeur, insiste sur l’intrusion soudaine de l’ange, toute latérale chez Brunelleschi, à laquelle correspond la brutale avancée d’Abraham suggérée par son drapé.

3. LE TRAITEMENT DES FORMES.

- Il confirme la différence entre les registres, en fonction d’une profondeur que matérialisent l’amplitude du relief et le dépassement du cadre par les domestiques.

Ceux-ci semblent indifférents au drame qui les surplombe, renforçant par contraste sa violence.
Toutefois, leurs préoccupations, l’un s’enlevant une épine du pied (et faisant référence à une sculpture antique célèbre), l’autre (qui tourne tout de même la tête vers le sacrifice) se rafraîchissant les pieds, renvoient à l’histoire et au long parcours effectué jusque là dans la montagne.


- Le rapport de force, en face à face, entre le patriarche et l’ange est accompagné du jeu dramatique des expressions, des attitudes (la peur d’Isaac, saisi à plus d’un titre par son père...) et du drapé, l’agitation de celui d’Abraham signalant autant la violence de son geste que son trouble devant le dilemme voulu par Dieu.

- L’occupation de l’espace est optimale (les canons sont puissants) mais semble forcée pour installer le mouton ou l’arbre; au reste le décor est très discret.
À noter sur la face antérieure de l’autel la représentation de L’annonciation, dont Le sacrifice d’Abraham est un antétype : l’annonciation est le moment de l’incarnation du Christ, fils de Dieu “sacrifié” sur la croix par son Père.
- On décèle la moindre maîtrise de la technique dans le procédé d’assemblage de plusieurs éléments fondus séparément.

==> Le métier est secondaire par rapport à un schéma compositionnel fortement géométrique.

4. INTERPRÉTATION CONCLUSIVE

- Brunelleschi s’efforce de présenter un drame psychologique réunissant tous les protagonistes, jouant sur la diversité de leurs réactions pour mettre en évidence les enjeux de l’histoire, par le biais des sentiments face à la demande divine.

La forte géométrie de la composition souligne par contraste la violence brutale et dramatique et l’agitation psychologique du moment fort de l’histoire.
Elle suggère sa résolution par la figure stable du triangle, et ainsi le dessein arrêté de tout temps par Dieu (dimension intemporelle à laquelle s’intègre l’allusion au sacrifice du Christ pour proposer une méditation sur les épreuves divines).
- Le parcours proposé laisse peu de place à l’anecdote : les références, la péripétie complètent l’épisode principal.
L’artiste y répond au courant humaniste “rhétorique” le plus radical dans son souci de restitution d’un univers composé et non plus composite ou narratif, qui va progressivement s’imposer.
L’insistance sur l’aspect psychologique de l’histoire s’inscrit également dans cette orientation.
- Ces recherches sur l’élaboration d’un espace à partir de figures géométriques simples (notamment le triangle) sont vraisemblablement à l’origine de la mise au point par le même artiste de la perspective linéaire centrale.
- Avec le caractère expérimental de la composition et son aspect forcé, systématique, c’est sans doute la difficulté technique de la solution de Brunelleschi, plus coûteuse, qui l’a empêché de triompher tout à fait.

EPILOGUE GÉNÉRAL.

Si les solutions proposées par Brunelleschi sont intellectuellement les plus avancées et ont pu frapper les esprits au point qu’il ait été choisi à parité avec Ghiberti, c’est l’efficacité de l’approche technique de ce dernier mais aussi son accord avec l’interprétation faite du thème qui a finalement triomphé : il ne faut pas oublier que la réussite d’une oeuvre se mesure d’abord en son temps et en fonction de cet accord recherché, en quoi il semble que son adversaire ait failli et s’en étant aperçu, ait jugé préférable de se retirer (mais fut-ce sous ce prétexte?)...


(vous avez suivi? lequel est de Lorenzo Ghiberti?)

Je ne peux que vous inciter à faire le voyage à Florence, pour comparer par vous-mêmes : vous constaterez sans doute, comme moi, que s’il pourrait être tentant de trouver les commanditaires peu “progessistes” (mais existe-t-il un “progrès” en art?), on ne saurait leur dénier une grande sensibilité, tant semble éclatante et séduisante l’aisance qui se manifeste dans le projet de Ghiberti, comparé au travail de son adversaire.
Enfin, la place manque : il y aurait tant à dire sur le sens de lecture, le rapport forme-fond...

La formation

Donner des clés, éveiller l’esprit critique, proposer sans imposer un accès à l’art, tel est le but de D'histoire & d'@rt.
D’où l’intégration au programme de volets pratiques, tel que celui qui précède (
Cours pratique n°1)


Courriel : skerspern@hotmail.com; sylvain.kerspern@tiscali.fr.